02. Don't take me for a fool... or maybe

Alana devait se dépêcher, ce matin. Elle avait un rendez-vous. Un rendez-vous qui ne requérait pas spécialement une grande implication de sa part, mais qui avait tout de même son importance à ses yeux. Elle devait voir Tom Trout, un ami qu'elle connaissait depuis plusieurs mois maintenant. Une amitié qu'elle avait pris soin de garder pour elle auprès de Jayden, sur les conseils du dénommé Tom. Elle ignorait pourquoi elle avait suivi ce conseil, mais il lui avait semblé judicieux. Sans qu'elle ne puisse expliquer exactement pourquoi, elle sentait que faire part de cette connaissance à l'homme qu'elle aimait ne lui apporterait rien de bon.
C'est donc silencieusement qu'elle sortit du lit qu'elle avait partagé avec le Sang Bleu cette nuit, bien qu'il ne se soit rien passé, comme à leur habitude. Une habitude qui lassait de plus en plus Alana. A quoi jouait Jayden, exactement ? Il avait maintes fois démontré à quel point il tenait à elle, et pourtant il semblait tout faire pour lui prouver le contraire... comme si l'aimer était une honte, une chose à taire. Elle ne le comprenait pas. Plus. Et elle était fatiguée de ce jeu. Elle désirait une relation, une vraie relation, pas un fantôme caché au fond du lit qui ressortait à la nuit tombée pour rester inaccessible.

Tom et Alana s'étaient connus à la bibliothèque de Duchesne, Alana y étant professeur, et Tom aimant y trainer pour apporter son aide. Il était suppléant au lycée privé et avait tout de suite approché la jeune femme. Ils s'entendaient bien, et se voyaient de temps à autres en dehors de l'école. Elle appréciait son écoute et sa patience, et s'était surprise à maintes reprises à lui parler de Jayden et de son refus de s'ouvrir à elle. Bien sûr, elle avait passé sous silence le fait qu'il était un vampire et qu'il se nourrissait de son sang, cela va de soi. Mais elle avait raconté leur relation, comme il se comportait avec elle, la façon dont il la voulait sans jamais la prendre quand elle s'offrait à lui. Tom était une des très rares personnes à n'avoir jamais conseillé à Alana de quitter Jayden. Tous les autres, tous ceux qui ignoraient qu'elle était liée à Jayden d'une façon inébranlable, avaient dit à la jeune Sang Rouge de le laisser tomber. Mais pas Tom. Et elle appréciait beaucoup cela.

Elle ignorait évidemment qu'il faisait cela dans un certain intérêt. Elle ignorait qu'il était un Sang d'Argent, l'ennemi juré de celui qu'elle aimait. Si elle l'avait su, jamais elle n'aurait remis les pieds dans cette école, jamais elle n'aurait noué une amitié avec lui. Mais il s'était joué d'elle et aujourd'hui, il comptait beaucoup pour la brune.

Ce matin-là, ils avaient décidé de se rencontrer dans le parc du lycée, puisqu'Alana avait ensuite des cours à donner. Elle ne commençait qu'à 11h, cependant, et il était encore tôt. Sortant délicatement des draps et des bras de Jayden, elle enfila une robe de chambre, puis alla manger dans la cuisine. Elle revint dans la chambre quelques minutes plus tard, fila sous la douche le plus silencieusement possible, et lorsqu'elle revint chercher ses vêtements, elle trouva un jeune homme parfaitement éveillé dans le lit, la regardant avec un petit sourire en coin.

« Tu ne voulais pas partir en douce, tout de même ? » demanda-t-il, moqueur.

« Pas du tout ! Je ne voulais simplement pas te réveiller... il est encore tôt... » répondit-elle sans le regarder, s'asseyant sur le lit pour mettre ses chaussures. Les bras du jeune homme vinrent l'entourer et il posa ses lèvres sur son cou. Elle sentit ses crocs sortir et frôler sa peau, mais elle se défit de son étreinte rapidement. Ce n'était pas vraiment le moment d'avoir deux trous dans le cou alors qu'elle allait rencontrer quelqu'un qui n'avait pas la moindre idée de l'existence des vampires... du moins le croyait-elle.

« Pas maintenant Jay ! Je dois aller donner cours ! Tu m'imagines devant des adolescents avec un pansement au cou ? Il ne leur faudrait pas plus d'une minute pour me sortir que j'ai été mordue par un vampire... et certains d'entre eux sauraient que c'est réel ! Je n'aurais plus aucune crédibilité ! »

Le jeune homme sembla frustré et vexé, mais elle partit si précipitamment qu'elle n'eut guère l'occasion d'en faire les frais.
Elle arriva au parc de Duchesne avec quelques minutes de retard, Tom était déjà là. Elle s'assit à côté de lui.

« Salut Tom ! Désolée, Jay ne voulait pas me laisser partir... ! Comment vas-tu ? »

Elle jeta un œil distrait sur le journal qu'il avait emmené avec lui et vit les gros titres. Cela parlait des Vautours et du retour des Sang d'Argent. Elle s'en défit rapidement, espérant ne pas avoir attiré son attention, se demandant comment il avait eu ce journal. Journal normalement dans les seules mains des Sang Bleu...

Les rideaux filtraient la lueur du soleil matinal. À chaque minute qui s’écoulait, l’astre s’élevait imperceptiblement vers son zénith, éclairant d’un rayon blafard le corps étendu sur le lit. Ses pieds délicats, ses jambes exquises, sa poitrine ondoyante, sa gorge tranchée. Morte. Le spectacle macabre ôtait au moment toute sa beauté éphémère, telle une vulgaire tache qu’on aurait maladroitement appliquée sur l’œuvre auroral. Personne ne pleurerait jamais cette dépouille indigne. Certes, il aurait cérémonie, enterrement et quelques larmes hypocrites, mais rapidement son meurtre serait classé au même titres que les précédents : dommage collatéral d’une guerre qui la dépassait. On n’accorderait que trop peu d’importance à ce qui différencierait ce massacre de Sang Bleu d’un autre. On ne comprendrait pas pourquoi celle-ci n’avait été vidée de son Sang, mais on s’en ficherait se disant de toute façon que le résultat était le même. Comité et police classeraient l’affaire sans jamais remarquer la trace poussiéreuse de doigts glissant sur la commode, s’emparant brusquement du journal qui y était posé. Sa couverture laisserait perplexe le lecteur moyen puisque le quotidien, plutôt que d’évoquer catastrophes naturelles, complot politiques et bilan de décès portait simplement ce titre : « Les Sang d’Argent sont de retour » et il était pièce maîtresse d’un plan encore plus vaste.

Tom glissa son butin dans la poche intérieure de sa veste, il ne devait servir que le moment venu. Il referma la porte avec un léger pincement au cœur, la culpabilité n’était aucunement responsable, il regrettait simplement de pas pouvoir s’abreuver du sang de sa victime. Qu’il aurait apprécié le contact de sa peau douce, la sensation de ses crocs transperçant la chair, puis de sentir l’énergie véhiculée par l’hémoglobine bleutée. Toutefois, il ne devait pas céder à ses envies. Ce matin, il ne pouvait s’encombrer d’yeux rouges et d’émotions exacerbées. Il avait rendez-vous avec Alana Huppert, une humaine qui deviendrait ses yeux et ses oreilles au sein du Comité. Ses rapports, à la fois amoureux et tendus, avec Jayden Haxton ferait d’elle l’espionne idéale, tâche dont elle s’acquitterait avec plaisir et dévotion si tout fonctionnait selon ses plans. Quelques secondes plus tard, l’Abomination était assise sur un banc du parc du Lycée Duchesne, attendant impatiemment que sa victime ne se manifeste…

Il lui sembla que des mois de préparation l’amenaient à cet instant précuis. Alana Huppert marchait vers lui, innocente, ignorant tout du piège qui se refermait lentement sur elle. Tom retint un sourire carnassier, teinté du plaisir macabre qui caractérise les chasseurs en présence de leur poire. Cette enivrante sensation, il la ressentait à chaque nouvelle victime. Pourtant, les circonstances, cette fois-ci, étaient différentes. Il lui serait impossible de charmer cette Sang Rouge, déjà liée par le baiser sacré à Jayden. Le recours au glom serait aussi laborieux, les sens de la familière aiguerie détecteraient probablement son intrusion mentale. Ces difficultés, il les avait anticipées. Tom était parfaitement conscient que ce combat contre la méfiance d’Alana devrait se remporter avec des armes humaines, qu’il, de toute façon, maîtrisait mieux que n’importe quel mortel. La Parole était son attribution angélique. Le mensonge et la tromperie, ses armes de prédilection.

« Salut Tom ! Désolée, Jay ne voulait pas me laisser partir... ! Comment vas-tu ? »

Ces sens aiguisés du Sang d’Argent notèrent chaque détail, de la fréquence de sa voix à ce léger mouvement déviant de son regard. Elle avait remarqué le journal qu’il avait ressortit de son veston pour l’occasion. Un doute imperceptible assombri son visage, il y devina aussi une pointe de culpabilité, comme si elle s’excusait silencieusement d’avoir laissé transparaître sa surprise. S’en était presque que trop facile.

« Bon matin Alana. En forme à ce que je vois… tu as vu les gros titres ? »

Cette fois, il lui serait impossible de le nier, Tom plaça le journal juste sous son nez, exposant, tant qu’il le put, la une sans toutefois masquer la réaction de surprise et d’incompréhension d’Alana, celle là même qu’il désirait provoquer. Lorsque son univers bouscule, on ne cherche qu’une chose : retrouver l’équilibre, quitte à se servir de mensonges comme contrepoids. Il retira le journal au bout de quelques secondes et retrouva son sérieux :

« Désolé de t’avoir bouleversé… je suis Sang Bleu moi aussi, si je t’en ai pas parlé avant, c’est que je voulais voir si Jay avait changé depuis les siècles… Enfin, c’est une longue histoire. Comment vas-tu ? Pas trop choquée j’espère… »

Il mima la culpabilité à la perfection, ponctua sa phrase d’hésitation et employa même le surnom de l’ainé Haxton, artifices sensés convaincre Alana de sa bonne foi. La référence au passée, elle, était sensée attiser la curiosité de la professeure… Il suffirait alors de répondre à ces questions et elle aurait l’impression de mener la conversation. Tout était prévu, semblait-il, pour berner efficacement sa victime avide de vérité… mais elle n’obtiendrait que des mensonges.

Elle arriva donc à hauteur de Tom, et ses yeux dévièrent sur le journal posé à ses côtés. Chose étrange, c'était un journal destiné aux Sang Bleu uniquement et les Sang Rouge n'avaient pas vraiment l'occasion de s'en munir à moins qu'ils ne soient en relation avec les Sang Bleu et soient donc au courant de tout ça. Comme c'était son cas à elle. Elle avait jusque là ignoré que c'était également le cas de Tom. Il ne lui avait jamais parlé, ne l'avait jamais sous-entendu d'une quelconque façon, voilà pourquoi la jeune femme était sous le coup de la surprise.
Tom, lui, la salua poliment, disant qu'elle paraissait en forme, puis évoquant d'emblée les gros titres. Il ne faisait pas allusion à ceux que tous les Sang Rouge normalement constitués lisaient chaque matin, mais bien à ceux qui étaient posés juste à côté de lui. Il les avait d'ailleurs mis en évidence, comme pour l'obliger à montrer sa surprise, l'obliger, en somme, à avouer qu'elle faisait partie de ce monde-là.

Alors qu'elle s'asseyait sur le banc à ses côtés, les yeux attentifs et le cœur battant, Tom reprit la parole. Il s'excusa de l'avoir bouleversée, et avoua qu'il était lui aussi un Sang Bleu ! Un Sang Bleu ! Elle s'était attendue à ce qu'il soit un familier, tout comme elle, mais elle avait affaire à un homme aussi puissant et charmant que Jayden lui-même. Elle avait en face d'elle un vampire. Fort heureusement, elle se rassurait de la couleur du sang de son ami. Au moins il ne tuait pas ses congénères, et elle-même étant déjà familière de quelqu'un, elle ne courrait aucun risque face à lui. Il savait, comme tout Sang Bleu, que boire son sang reviendrait à se tuer. Elle ne lui avait jamais dit, cependant, qu'elle était familière. Mais s'il était un Sang Bleu et connaissait Jayden comme il semblait l'affirmer, il devait avoir compris depuis longtemps le lien qui unissait la brune au vampire.

Quoi qu'il en soit, la suite des paroles de Tom piqua la curiosité d'Alana. Il évoquait Jayden comme un vieil ami, quelqu'un qu'il aurait connu il y a des siècles et qui aurait pu changer. Il n'alla pas plus loin, titillant la volonté de savoir de la jeune femme, abrégeant en disant que c'était une longue histoire. Bien entendu, elle ne le laisserait pas stopper ainsi quelque chose qu'il venait à peine de commencer. Oui, il avait éveillé en elle l'envie de connaître la vérité et, sans le savoir, elle allait plonger la tête la première dans son piège bien rôdé.

Choquée ? Elle ne l'était pas vraiment. Mais elle était déçue qu'il lui ait menti. Elle avait pensé qu'ils étaient devenus suffisamment proches pour ce genre de confidence. En tant que Sang Bleu, il était un fait certain qu'il avait compris immédiatement la nature de la relation entre Jayden et Alana, alors pourquoi n'avait-il rien dit ? Alana ne laissa pas les questions tourbillonner plus longtemps dans sa tête. Faisant face à Tom, elle fronça les sourcils en prenant la parole.

Un Sang Bleu ? Mais... pourquoi n'as-tu rien dit avant ? Tu savais que j'étais... tu devais le savoir n'est-ce pas ? Avec tout ce que je t'ai raconté, tu ne pouvais pas ignorer ce qui nous liait, Jay et moi ? Et puis d'abord, comment le connais-tu ? Tu es un de ses amis ? Pourquoi vous êtes-vous séparés ? Il ne m'a jamais parlé de toi ! Qu'est-ce que tu veux, Tom, en m'avouant ça ? Que je recolle les morceaux entre vous ? Il n'est pas du genre à m'écouter pour ce genre de choses... il ne m'écoute même pas quand il s'agit de lui et moi, alors il ne m'écouterait jamais concernant quelqu'un d'autre !

Elle avait parlé vite et presque d'une traite, signe de son agacement, de sa colère, mais aussi de sa surprise. Elle était désarçonnée et ne savait plus, à présent, si elle pouvait encore faire confiance à Tom. Qui était-il ? Elle avait l'impression de ne plus le connaître. Mais l'avait-elle jamais connu, en réalité ? Maintenant qu'elle apprenait une vérité aussi énorme, elle se rendait compte qu'elle ne savait rien de lui, alors qu'il savait tout d'elle. Imperceptiblement, elle se recula doucement. Comme si cela allait changer quelque chose à la situation. Comme si cela pouvait la préserver. Qu'avait-elle à craindre, de toute façon ?
Elle n'en savait trop rien. Pourtant, tout à coup, elle ne se sentait plus aussi à l'aise avec lui que par le passé. Elle espérait tout de même que cela changerait, que tout redeviendrait à la normale, avec ses explications. Elle ignorait encore que tout cela n'était qu'un autre tissu de mensonges...

Lorsque son univers bouscule, on ne cherche qu’une chose : retrouver l’équilibre, quitte à se servir de mensonges comme contrepoids. Tom expérimentait la théorie selon laquelle l’humain ne pouvait que s’épanouir dans la stabilité, que la routine sempiternelle les rassurait. Ils se disaient tous fanatiques d’aventure, de découvertes, se vantait de sans cesse repousser les limites, mais, en contradiction, ne tolérait pas la différence, appréhendait le hasard, craignait le changement. Évidemment, le Sang d’Argent avait provoqué son interlocutrice. Seul un imbécile aurait espéré qu’une telle révélation, si s’en était réellement une, passerait facilement. Cependant, la répulsion qu’éprouvait Alana à cet instant précis ne pouvait pas mieux tomber. L’agressivité, l’empressement, imposait ses œillères et elle était dorénavant complètement aveugle.

« Je m’excuse Alana, je m’attendais pas à ce que tu accueilles la nouvelle comme si de rien n’était. Je perçois ta surprise, ta colère. Je comprends. Je suis conscient que peut-être rien ne sera plus jamais pareil entre nous… que perdurera un malaise que même le temps ne saura achever. J’espère autrement, évidemment. »

Ainsi, il inversait les rôles. D’oppresseur, il devenait la victime. Susciter la pitié, faire croire à la victime que c’est elle qui persécutait, elle qui dominait. La confiance que démontrait Alana à cet instant précis était preuve de sa réussite. Il ne lui suffirait que de répondre lentement à ses questions, maîtriser sa propre violence pour éteindre celle de la Sang Rouge. Contrôler. Tout contrôler.

Il marqua un temps, comme pour ajouter à l’effet dramatique de la scène, laisser en suspend des réponses que la femme ne saurait attendre. La torturer sans qu’elle ne s’en rendre compte. Tom observa furtivement la physionomie d’Alana. Elle était tendue, c’était évident. Elle se tenait bien droite, le cou légèrement étiré vers l’avant, l’expression figée dans une éternelle frustration. Un charme.

« Tu mérites des explications, ça c’est clair. Je connais Jayden depuis longtemps, je sais qui il est… et ce qu’il est capable de faire subir aux gens. Si je ne t’ai pas parler de mon allégeance plus tôt, c’est que, justement, j’ai eu la folie de croire qu’il avait changé, je voulais lui accorder une chance, parce que tout le monde a droit à une nouvelle chance. Si je ne t’en ai pas parlé, c’est que je ne voulais pas te voir souffrir inutilement.»

Nouveau temps, nouveau suspense. Tom était particulièrement fier de sa prestation. Concentrer le doute d’Alana autour de son vampire plutôt que sur sa propre personne. Lui faire croire que toute cette machination n’était qu’un moyen maladroit de l’épargner. Il se réjouissait de la tournure des évènements, toutes les pièces s’imbriquaient parfaitement. Les intentions du Sang d’Argent restaient simples : séparer Jayden de son familier, amener cette dernière à le craindre pour mieux l’exploiter. Pour y parvenir, Mittiel se devait de rester subtil, évasif. Il était déjà allé trop loin dans ses explications, il lui incombait maintenant de modérer ses propos. Provoquer Alana pour ensuite la rassurer, bousculer son univers.

« Je sais que c’est une tentative maladroite de ma part, je m’excuse de paraître aussi étrange. Si je ne t’ai pas parler de tout ça avant, c’est qu’à chaque fois j’avais peur de ta réaction, je repoussai sans cesse cette rencontre, comme pour me convaincre que la prochaine fois serait un meilleur moment. Je me rends compte qu’il n’y a aucun bon moment pour annoncer pareille nouvelle. Au paradis, j’étais l’Ange du Silence… mon écoute est excellente, mais je suis incapable de m’exprimer de manière sensée. C’est pour ça que tu as l’impression que je te connais plus que tu me connais.»

Il s’esclaffa intérieurement : L’Ange du Silence, son antithèse. Mittiel doutait qu’un tel Ange existe vraiment, mais lorsque l’idée s’était présentée à lui, il n’avait pas pu la retenir. Une erreur peut-être, mais il adorait prendre des risques. Si cette folie passagère avait su attendrir le cœur froid d’Alana, endormir sa méfiance, il serait l’Ange du Silence pendant un temps.
La jeune femme sembla préparer sa réponse, digérer cet afflux colossal d’information. Lui administrer une telle quantité était volontaire : jamais elle ne saurait répliquer sur tous les fronts. Elle choisirait sa bataille et oublierait le reste, assimilerai l’information comme vérité puisqu’elle n’avait pas su la contester. Tom jeta un regard à la cour qui commençait à se remplir de Lycéens. Au fond, ils représentaient merveilleusement le je-m’en-foutisme humain, ils vaquaient à leurs occupations sans se soucier de ce qui se tramait sous leurs yeux, se disant qu’il était plus facile de l’ignorer que de le subir. Lâcheté.

Tom, qui jouait si bien son jeu, commença par s'excuser devant les paroles d'Alana. Il ne semblait pas si désolé que cela, cependant, pensa-t-elle, même si elle était loin de se douter la supercherie dans laquelle il était en train de l'emmener. Elle était simplement en colère et n'avait donc aucune envie de le croire, de croire à ses regrets. Elle se sentait trahie, salie, elle avait eu confiance en lui et il s'était moqué d'elle depuis leur toute première rencontre. Et elle l'avait aidé, elle l'avait épaulé, elle s'était donnée pour qu'il se sente bien ici, elle s'était confiée à lui. Comme elle avait été idiote, de lui révéler tant d'elle-même ! Comme elle s'était laissée berner, comme une petite fille. Elle avait honte, à présent, et regrettait amèrement de s'être épanchée auprès de lui. Elle se sentait vraiment bête, et ne pouvait s'en prendre qu'à elle-même... après tout, elle n'avait qu'à garder ses petites histoires pour elle-même. On ne pouvait vraiment faire confiance à personne !
Tom poursuivit, disant qu'il ne s'était pas attendu à une autre réaction. La belle affaire ! Elle lui lança un regard noir, énervée autant contre lui que contre elle-même ! Il se vantait de savoir, de comprendre ce qu'elle ressentait ! C'était des paroles en l'air, ce n'est pas lui avait été trahi, qui avait l'air d'un idiot à présent, ce n'est pas lui qui avait tant dévoilé de lui-même ! Lui savait tout d'elle, et elle ne savait rien. Moins que rien même, puisque tout ce qu'elle avait su jusque là venait de partir en fumée. Et il osait encore espérer que le malaise qu'il venait de créer, qui était sa faute à lui, se dissiperait avec le temps ! Il n'allait quand même pas lui demander de faire tous les efforts, en plus ? Il ne manquait vraiment pas de toupet !

Puis, il marqua une pause, comme si ils avaient tout leur temps. Il avait envie de mettre un peu de suspense, c'était réussi, mais elle détestait cela, et le détestait pour cela. Il allait jouer à la victime, pour un peu il allait venir pleurnicher dans ses bras ! Elle n'en croyait pas ses yeux ni ses oreilles, et avait envie de le gifler. Il inversait les rôles avec une telle désinvolture que cela la rendait enragée.
Quand il reprit la parole, toutefois, elle dut toute ouïe. Ainsi donc, il connaissait Jayden depuis longtemps et savait, disait-il, de quoi il était capable avec les gens. De quoi voulait-il parler exactement ? Au fond d'elle-même, elle le savait parfaitement, mais elle refusait de l'avouer, elle n'était pas déterminée à critiquer Jayden. C'était lui, Tom, qui était à blâmer, et Jay n'avait rien à voir là-dedans. Le fait qu'il veuille mettre des torts sur le dos de l'homme qu'elle aimait lui donnait encore une fois envie de le gifler. Elle ne supportait tout simplement pas qu'on critique Jay, même si elle avait tout un tas de reproches à son égard. Elle était la seule à pouvoir les formuler à haute voix.
Il expliqua alors qu'il pensait que Jayden avait changé, qu'il voulait, dans sa bonne grâce, lui donner une chance et que, grand saint qu'il était, il ne voulait pas voir Alana souffrir. Elle réprima une réplique cinglante, ayant envie de l'envoyer sur les roses, mais elle avait envie de savoir, aussi. Oui, bien sûr, il avait éveillé sa curiosité, il avait allumé cette flamme qui grossissait à vue d'œil. Elle mourrait d'envie de savoir de quoi il parlait concernant Jayden, mais en même temps, elle n'avait aucune envie qu'il vienne le critique devant elle.
Elle se remit à faire les cents pas, tandis qu'il continuait, arguant qu'il avait attendu le bon moment, mais qu'il n'y avait aucun bon moment pour cela. Il se réfugia devant des arguments qu'elle ne pouvait trouver faux puisqu'elle ne le connaissait pas. Il était soi-disant l'Ange du Silence, vrai ou faux, elle ne se posait même pas la question, ce n'était pour elle pas une excuse. Rien ne pouvait excuser son comportement, quand elle avait passé des heures entières à lui parler du monde auquel, en fait il appartenait aussi, sans que jamais il ne fasse un signe ou lui montre qu'il comprenait plus qu'elle ne pouvait l'imaginer.

Marchant de long en large, elle lui jeta des regards noirs, réfléchissant à ce qu'elle allait lui répondre. Des élèves arrivaient doucement, l'heure avançait, mais pour Alana, plus rien d'autre n'existait que cette conversation, là, maintenant, tout de suite.

Finalement, elle explosa.

« Tu t'es moqué de moi durant tout ce temps ! » cria-t-elle, alors que des têtes se retournaient pour voir l'origine de ces haussements de ton. « Tu aurais pu me dire ce que tu étais quand je te parlais de ce monde-là, puisque tu le connais si bien ! Tu connais même celui dont je t'ai tant parlé, tu sais tout de lui, mais tu n'as pas daigné me faire un signe ! Me protéger ? Mais me protéger de quoi ? De quoi d'autre veux-tu que je souffre plus que ce qu'il m'inflige déjà ? Qu'est-ce qui peut bien me rendre encore plus malheureuse que de ne pas atteindre l'homme que j'aime ? Dis-moi, toi qui sembles tout savoir ! Dis-moi, éclaire ma lanterne de pauvre petite familière ignorante ! Car c'est tout ce que je suis à tes yeux n'est-ce pas ? Un garde-manger, le garde-manger d'un vampire que tu connais et dont tu ne sembles pas particulièrement fan ! Mais je t'en prie, Tom, je t'en prie... épargne-moi tes commentaires déplacé sur Jay. Il n'a rien à voir dans cette histoire ! TU as menti ! TU t'es mis dans cette situation tout seul ! Assume ! Si tu es un homme... un vampire, n'importe quoi... assume ! »

Elle s'était énervée, avait tout lâché, et à présent, la pression retombait. Elle s'assit à ses côtés, se laissant tomber sur le banc, à bout de souffle. Elle le regarda, les yeux tristes, des larmes débordant de ses paupières. Elle l'implorait presque du regard de lui donner une seule bonne raison pour l'avoir trahie de la sorte. Sa réaction était peut-être disproportionnée, mais elle se sentait si bête et si humiliée qu'il avait fallu qu'elle s'en prenne à lui. A présent, elle attendait une réponse, une vraie. Pas des discours détournés. Qu'est-ce qu'il avait voulu dire à propos de Jay ? Elle l'avait sommé de ne pas le critiquer, mais il savait qu'elle voulait une réponse. Et s'il ne la lui donnait pas, elle ne pourrait sans doute pas lui pardonner réellement.

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